Nouvelle trajectoire – Kanaga, une vie en mer

Nouvelle trajectoire est une série d’interviews de personnes inspirantes qui ont décidé de changer de trajectoire de vie pour aller à la découverte du monde, d’eux même tout en pensant à l’écologie.
Aujourd’hui on vous parle de Kanaga, la vie en mer.

Qui êtes- vous ?

Nous sommes Laëtitia, Hervé et Taïna, une famille qui sillonne les mers en voilier depuis dix ans. Passionnée par l’océanographie, j’ai exercé divers métiers dans ce domaine et j’ai rencontré Hervé, un marin qui a vécu en bateau dès l’âge de 13 ans…

Je rêvais d’une vie hors des sentiers battus et il m’a proposé de l’accompagner à bord du Leenan Head (voilier traditionnel de 1906). Après un peu plus de 3 années durant lesquelles nous avons parcouru l’Atlantique (de la Bretagne à Terre Neuve en passant par la Norvège et les Caraïbes) nous avons changé de voilier pour naviguer encore plus loin…

C’est ainsi que Kanaga est devenu notre nouveau refuge flottant. Entre temps nous avons aussi une petite moussaillonne qui a embarqué dans l’aventure…

Après quelques projets en Atlantique, nous avons mené Kanaga dans le Pacifique, jusqu’en Polynésie française. Nous nous apprêtons à revenir à une vie plus terrestre et Kanaga attend ses nouveaux propriétaires. De notre côté, nous bouclons actuellement un demi-tour du monde à la voile, missionnés comme équipage pour convoyer un voilier classique de Tahiti à la mer Méditerranée.

Racontez-nous votre parcours

Pour Hervé, cette vie en mer est la continuité d’une adolescence à bord de « Fleur de Lampaul » (Les enfants dauphins). C’est sa norme à lui, son mode de vie, il a toujours vécu sur des bateaux, et a ainsi pu participer et mener des projets très variés : fret à la voile, bateau spectacle, accompagnement de jeunes en séjour de rupture, expéditions etc.

De mon côté j’avais passé du temps en mer sur des bateaux de recherches. Fascinée et passionnée par la vie marine dans son ensemble, l’opportunité de vivre sur l’eau en permanence et de côtoyer l’élément de manière si direct et proche a été une vraie chance. Quand j’ai rencontré Hervé, j’avais l’intention de vivre en partie de l’écriture, sur les thématiques marines. Quoi de mieux que de vivre sur le terrain ? Par ailleurs, ne me lassant pas de la découverte d’autres pays et cultures, de la magie des rencontres, je me doutais que cette vie nomade me conviendrait.

Pour autant, la vie à bord d’un voilier n’a rien à voir avec celle des navires que je connaissais ! C’est une vie exigeante, pas toujours confortable, où la mer décide, et où il faut savoir être autonomes à tous les niveaux !

Bien sûr, c’est aussi un grand luxe, la possibilité d’accéder à des mouillages sauvages, et un rapport au temps différent.

Et parce qu’on ne pouvait vivre que d’amour et d’eau salée (un bateau engendre de nombreux frais), il fallait aussi un projet pro. Croyant à une façon de découvrir le monde différente du tourisme consumériste, notre activité principale a été d’embarquer en permanence 3 ou 4 équipiers auxquels nous proposions de partager un mode de vie en échange d’une participation à la caisse de bord.

C’est ainsi que chaque année des personnes de tous milieux, tous âges et tous horizons se sont succédées à bord pour des séjours qui duraient de quelques jours à plusieurs mois. Une véritable aventure humaine !

Par ailleurs, que ce soit avec Leenan Head ou Kanaga, nous avons aussi été plate-forme logistique pour différents projets : documentaires, tournées musicales, expédition sportive etc.

Bien sûr il y a eu aussi après quelques années, une étape qui n’était pas des moindres, devenir maman à bord, avec tout ce que cela implique : adaptation de l’espace, école à bord, vivre ensemble avec les équipiers etc. Je suis heureuse que Taïna, aujourd’hui âgée de 6 ans, ait vécu cette petite enfance. Au delà de l’ouverture d’esprit qu’apporte la vie nomade, et la proximité avec le milieu naturel, elle a, comme nous, baigné dans un univers riche de rencontres très éclectiques. Elle y a gagné, me semble t-il, une grande capacité d’adaptation.

Pourquoi avoir eu envie de partir pendant si longtemps ?

Comme je l’ai dit, pour Hervé ce n’est pas un voyage mais un mode de vie évident depuis toujours.

Pour ma part, je ne savais pas pour combien de temps j’embarquerai… Il y a l’idée qu’on se fait de la vie en bateau, et la réalité. Mais ça m’a plu, j’allais de découvertes en découvertes. Au delà de l’apprentissage de la navigation, il y a toute l’appréhension concrète de l’environnement marin, comprendre les vents, lire le plan d’eau etc. Les mouillages exceptionnels. Et puis la vie à bord, ce huit-clôt hors du temps… et parfois même de l’espace !  Il y a toujours à apprendre, et même après dix années, je n’ai pas du tout fait le tour de la question.

Si Hervé est passionné par la « machine » que représente le bateau, ce qui m’a beaucoup motivée toutes ces années c’est l’aspect humain, et puis tous ces paysages, toute cette faune et flore rencontrées sous les différents climats. Et le rapport au temps. Sur un voilier, comme à terre, on a toujours de quoi s’occuper, la part technique notamment prend beaucoup de place, mais, le fait de passer des jours ou plus dans des endroits isolés, pousse à créer, imaginer, développer certaines capacités sur lesquelles on n’avait pas pris le temps de se pencher avant. Moins sollicitée que dans un quotidien terrestre plus conventionnel, pour ma part j’ai été beaucoup plus « centrée ». C’est un vrai luxe de pouvoir vivre à ce rythme. Loin d’être propre au bateau, ça reste une formidable expérience pour apprendre à ralentir. Nombreux sont ceux et celles qui, pour ne citer qu’un exemple, extirpés d’un quotidien où entre le boulot et la logistique ils ont peu de temps, ont redécouvert la lecture à bord. Pour ma part, je me suis consacrée à l’écriture et la photo comme jamais je n’aurai eu l’occasion de le faire avant.

La vie de famille aussi est différente du schéma classique français, on est tout le temps ensemble. Le bateau devient alors à la fois le lieu de vie, le lieu de travail, le lieu social… bref, il prend beaucoup de place… Puis finalement d’îles en îles et de rencontres en rencontres les années passent et oui cela fait presque 10 ans !

Quelles sont les conséquences qu’à eu ce voyage sur votre vie ?

J’insiste que dans notre esprit ce n’est pas un voyage, mais un mode de vie. Une alternative. Aujourd’hui pour diverses raisons nous allons reprendre une vie plus terrestre, mais forcément, ce genre d’expérience, vécue dans la durée, nous transforme en partie. C’est d’ailleurs aussi ce que l’on recherche !

Notre vision de la société, de l’éducation, ou de notre rapport à la nature ou plus pragmatiquement nos besoins au quotidien sont profondément modifiés.

J’ai fait un choix entre une carrière dans l’environnement marin et celui d’une voie qui me semblait plus aléatoire et donc pleine de surprises.

Il y a des grands moments de bonheur, et de grands moments de doutes aussi. Mais je ne regrette en aucun cas d’avoir franchi le cap « d’essayer autre chose », non pas le temps d’un voyage, mais bien d’une vie. Autant de temps « au bord de la terre » influe forcément sur ce que l’on devient et notre façon d’être, et on est même assez décalés !!

En navigation on est confronté directement à un environnement sauvage et on passe d’un rythme de croisière à une gestion de crise en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire… Il faut parfois agir vite et de façon assez radicale pour la sécurité du bord, et accepter les imprévus sans ciller. Aller à l’essentiel.

En théorie s’adapter au milieu était pour moi une évidence, en pratique, quand on est née au XXème siècle en France, on se rend compte que l’on est peu confronté à des réelles contraintes liées « Dame Nature » (même s’il est probable que cela évolue de plus en plus).

Longtemps, par exemple, j’acceptais très mal de voir une île et ne pas pouvoir y débarquer car pas de mouillage abrité pour le bateau. Après des heures en mer (ou des jours)!, c’était pour moi la récompense, l’objectif, et parfois une nécessité pour l’avitaillement… mais si la sécurité de l’équipage et du bateau sont en jeu, tant pis, on continue la route et on compose avec le minimum. Force est de constater qu’on peu alors faire bien avec très peu…et qu’on ne peu pas tout voir ! J’ai appris ainsi à ne plus me laisser dominer par mes « attentes », et si la théorie me semblait évidente, là aussi, ce n’est qu’en l’éprouvant concrètement que ça a réellement changé mon attitude.

Idem pour l’observation de la faune sauvage, ce qui a pas mal changé mon rapport au vivant. Même si certains sites offrent plus de possibilités que d’autres, les rencontres animales sont parfois l’aboutissement de plusieurs semaines de prospection, parfois le fruit du hasard et on a aucune prise sur ça. En l’acceptant, on apprécie à leur juste valeur ces moments privilégiés avec telle ou telle espèce, des moments qui n’ont pas été « achetés » mais qui sont juste arrivés là quand on ne s’y attendait pas. On s’adapte à ce qu’offre le milieu, sans le « harceler ». Et c’est magique. Encore une fois c’est le temps qui permet aussi ça.
La liste pourrait être encore longue…

3 choses que vous avez appris durant ce voyage ?

Heu… juste trois ? Je plaisante. J’ai un peu répondu sur des aspects « philosophiques » dans la question précédente, mais c’est un peu comme si je vous demandai tout ce que vous aviez appris ces dix dernières années…

Pour ma part, je connaissais le monde maritime par la voie de l’océanographie et la médiation scientifique, mais j’ai dû apprendre à naviguer, à vivre sur l’eau, et à changer ma perception des voyages, de la vie à deux, de la vie en collectif etc.

Avez-vous eu une prise de conscience écologique durant ou avant ce voyage ?

J’étais déjà sensibilisée au sujet, cela prenait déjà une grande place dans ma vie. C’est d’ailleurs un des points essentiels qui m’a motivée à l’idée de vivre sur un bateau : il me semblait que je pourrai être en accord avec mes convictions personnelles et m’affranchir d’un certain « système ».

Evidemment, les notions d’économie d’eau douce (nous n’avons pas de dessalinisateur), d’électricité,  l’espace limité font partie du quotidien. Et là encore, la « sobriété » peu devenir très concrète. Je dis « peu », car voilier n’est pas systématiquement synonyme d’écologie, loin de là. Tout dépend de l’usage qu’on en a et de l’équipement du bateau. Ce sont des choix.

Ensuite, mais c’est liée à une expérience personnelle et loin de moi l’idée de présenter une quelconque vérité –

De manière plus globale, j’ai mesuré à quel point l’écologie est présente dans tous les médias depuis des années, et à quel point sur le terrain, la tache est immense, et la problématique générale, l’apanage des pays riches stables politiquement.

La pression touristique, y compris sur les îles françaises, dans des sites qualifiés de protégés, engendre des problématiques de sur-fréquentation, de gestion de l’eau et des déchets, entre autres, souvent peu anticipées… Certains littoraux sont urbanisés à outrance, que ce soit légiféré ou pas. Bien entendu les conséquences sur les habitats, faune et flore sont palpables. Sans parler du rapport humain qui devient alors juste ‘commercial’.

Pour tout ça, je suis convaincue que les solutions connues ne sont pas compliquées à mettre en place avec une réelle volonté politique, et on a croisé aussi cette situation, heureusement.

A ma petite échelle, j’ai des images qui restent gravées dans ma mémoire. Sous les tropiques de nombreux sites coralliens sont envahis par les macro-algues au détriment de leur biodiversité, près des terres ou au vent des îles, le plastique est un véritable fléau, quant aux poissons, ça se dérègle sérieusement et la pêche illégale est très difficile à contrôler. Mais que dire aux hommes qui naviguent sur des trapanelles larguant des filets dérivants non sélectifs de plusieurs milles de long et pour qui la pêche est le seul moyen de subsistance ?

Les inégalités sociétales d’un pays à l’autre sont colossales, et les derniers mois qui nous ont mené de Tahiti aux Seychelles pour le moment, et leur lot d’escales rendent cette réalité aveuglante. Hors, les problématiques environnementales elles ne connaissent pas de frontières.

Une autre chose me frappe depuis des années. La présence hallucinante de la téléphonie, pour le coup, partout où nous sommes passés, même dans les endroits les plus reculés – sauf au large et quelques îles inhabitées. La place que ça prend y compris à bord pour les démarches de clearance à chaque nouveau pays. Ca devient très difficile de faire sans. Si j’entends l’importance de pouvoir communiquer et désenclaver certaines zones, et si j’utilise aussi portable & co, je ne peux m’empêcher de penser à tous les serveurs qui chauffent partout dans le monde pour stocker de la data, aux câbles, aux métaux rares etc, toute cette machine industrielle énorme nécessaire pour que ça fonctionne.

Bon, tout ceci n’est pas très réjouissant… mais c’est aussi probablement les défis à relever de notre époque. Je préciserai que bien que ces années de nomadisme m’aient sans doute conduite à me radicaliser au niveau de ma conscience environnementale, je continue à croire en l’être humain. Nous avons rencontré des gens extraordinaires, très intègres et dans l’action concrète, partout où nous sommes passés.

Les 3 gestes écolos importants quand on est sur un bateau ?

Je ne crois pas qu’il y ait des gestes écolos spécifiques au bateau.

Au-delà de l’idée de faire le plus sobre possible (comme partout je présume ?), l’un des « gestes écolos » essentiel est de veiller aux produits que l’on utilise (hygiène, entretien, travaux…) puisque in fine tout est rejeté en mer sans traitement. Les voiliers sont équipés de caisses à eaux grises et eaux noires, mais rarissimes sont les ports où ces déchets peuvent être stockés et traités…

Une des difficultés est de rester cohérent pour ce qui est de l’avitaillement… le potager à bord est limité et ce n’est pas toujours simple de trouver des circuits courts aux escales…

Je me permettrai juste de redire que le voilier est souvent associé à tort, à une image verte. S’il navigue moins d’une semaine par an, il n’a rien d’écolo : c’est une construction -avec tout ce que cela implique, une place dans un port -donc de l’urbanisme-, une carène qui s’abîme -donc des peintures biocides- et un futur déchet encombrant et non recyclable suivant son matériau.

Maintenant, quand le bateau navigue et est un habitat permanent, on peut choisir d’en faire un lieu de vie très simple (ce qui reste toujours relatif…) et avec un impact limité sur l’environnement.

Une anecdote de voyage ?

Une immersion. Parce que c’est je crois ce qui me manquera le plus à terre. On est seuls au mouillage dans une petite baie des Marquises. Je prends juste un masque et une paire de palmes. C’est simple comme partir en randonnée. Je ne cherche pas à faire un exploit dans une fabuleuse descente en apnée, juste le contact avec l’eau et la curiosité de croiser quelques poissons.

Au bout de quelques minutes, une ombre apparaît au loin. Une Manta. C’est la première fois que j’en vois une. Elle semble voler. Elle est d’une grâce incroyable. D’autres la rejoignent et j’assiste à un ballet féérique. On s’observe mutuellement. Cela dure une bonne heure. Puis, elles repartent, et moi aussi. Et nous nous retrouvons tous les jours au même endroit, pendant une semaine…

L’émotion que suscite ce genre de rencontres ne peut que donner envie d’agir de manière réfléchie…

Et demain, quelle trajectoire de vie ?

Sans doute une vie avec un engagement local marqué, dans un lieu où la nature est imposante, comme en mer, avec une dynamique humaine autour. Professionnellement, je continuerai à veiller à faire des choix intègres, en accord avec mes idées, même « extrêmes ».

Un dernier mot sur l’écologie ?

Je crois qu’il faut arrêter d’en parler à toutes les sauces, et qu’il est urgent de juste l’intégrer complètement à nos façons d’être, de vivre, de travailler, de consommer, sans se faire avoir par les sirènes du greenwashing. L’écologie est probablement surtout une question de bon sens, dans le respect des lieux, des êtres et des cultures où chacun vit.

Laëtitia Maltesse
https://kanaga.fr/librairie-maritime/

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Nouvelle trajectoire – Twomorrow project – Greenweez magazine

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